QU’EST-CE QUE LA DÉMOCRATIE ?

EST-CE QUE NOUS VIVONS EN DÉMOCRATIE ?

   Il n’est pas rare de rencontrer, dans les périodiques et dans les interventions de nos hommes politiques, des allégations comme quoi notre démocratie d’aujourd’hui est en retard à bien des égards par rapport aux démocraties occidentales. Et j’ai toujours été étonné de voir que ces auteurs semblent penser sérieusement que notre société est une société démocratique. Ils doivent se laisser abuser par la présence de quelques signes extérieurs de ce qu’on nomme démocratie : le Parlement librement élu, un Président élu par le peuple, un gouvernement responsable devant le Parlement, le pouvoir judiciaire indépendant, etc. Oui, rien ne manque à cette jolie façade démocratique. Mais une démocratie réelle, nous n’en avons pas. Nous n’en avons toujours pas. Dans leur vie publique, les démocraties occidentales ne sont pas exemptes de certains traits qui n’ont pas tardé à se manifester chez nous après les changements politiques: criminalité, corruption, un parlement où la majorité impose inexorablement à l’opposition sa volonté, etc. Et pourtant, il existe des différences notables entre la démocratie réelle et la démocratie bulgare. Exemple : chez nous, une multitude de gens associent l’idée d’un régime démocratique à « fais en (toute) impunité tout ce que voudras », ce qui, pratiquement, veut dire faire preuve de manque de respect à l’égard des représentants de la force publique et de l’autorité judiciaire. Non que ces derniers, par leur comportement, ne justifient dans une certaine mesure, une telle attitude. Mais celle-ci mène très vite au désordre.

On le sait, les êtres vivants – y compris la société – ont, de toute éternité, élaboré des structures destinées à freiner l’augmentation de l’entropie, qui, selon le deuxième principe de la thermodynamique, est une grandeur témoignant du degré de rapprochement d’un système organisé (la société, en l’occurrence) de l’état de désordre. Dans les vieilles démocraties solidement établies, en dépit des phénomènes négatifs mentionnés plus haut, les structures combattant le désordre sont, somme toute, opérationnelles, de sorte que le système arrive non seulement à s’opposer au chaos, mais aussi à progresser en direction de l’élargissement des libertés individuelles. L’énorme majorité des membres d’une société démocratique sont activement du côté de l’ordre et l’existence des différents partis qui prônent des idéologies sociales antagonistes n’empêche pas le fonctionnement de règles de conduite atténuant les conflits au nom de la prospérité générale.

 L’accession à un tel stade de démocratie est le couronnement d’une longue évolution qui n’est pas toujours été paisible. À ce propos, je me permettrai de rappeler certains faits historiques.

C’est à Athènes, au Ve siècle av. J.-C., que pour la première fois dans l’histoire un régime démocratique avait été instauré. Pour y arriver, il avait fallu plus de 200 ans de luttes entre partis – de Solon à Périclès. Ce dernier en esquisse les traits en ces termes :

« Du fait que l’État, chez nous, est administré dans l’intérêt de la masse et non d’une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie. En ce qui concerne les différends particuliers, l’égalité est assurée à tous par les lois ; mais en ce qui concerne la participation à la vie publique, chacun obtient la considération en raison de son mérite, et la classe à laquelle il appartient importe moins que sa valeur personnelle ; enfin nul n’est gêné par la pauvreté et par l’obscurité de sa condition sociale, s’il peut rendre des services à la cité. La liberté est notre règle dans le gouvernement de la république et dans nos relations quotidiennes la suspicion n’a aucune place ; nous ne nous irritons pas contre le voisin, s’il agit à sa tête (…) La contrainte n’intervient pas dans nos relations particulières ; (…) nous obéissons toujours aux magistrats et aux lois (…).* » (Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, Livre II, XXXVII, traduction nouvelle et introduction par Jean Voilquin).

Ces propos datent d’environ deux mille cinq cents ans. Pouvons-nous prétendre, aujourd’hui, que notre réalité sociale correspond à cette définition de la démocratie?

C’est à peu près dans les mêmes délais de deux siècles que la société anglaise (de Cromwell, du XVIIe siècle, au XXe siècle) a évolué pour atteindre cette démocratie érigée en exemple pour le monde entier. De même, en France, la société a parcouru un trajet comparable (du XVIIIe au XXe siècle), passant par quatre révolutions et autant de dictatures et restaurations. Quant à nous…

Un regard objectif, sine ira et studio (Sans colère ni parti pris, lat.), porté sur notre histoire nous ferait constater que le peuple bulgare n’a vécu que trois ou quatre ans, tout au plus, en démocratie. Pourtant, durant la seconde moitié du XIXe siècle, l’époque de la Renaissance nationale bulgare, qui était un mouvement de masse, avait vu l’émergence de certaines structures démocratiques chez nous. Celles-ci possédaient des traits démocratiques indubitables : les foyers de la culture, les conseils de fabrique, les conseils d’établissements, les conseils municipaux, etc. mobilisaient de larges couches populaires. Elles avaient à leur tête des personnalités parmi les gens les plus méritants et respectés. Ce processus aurait pu mener à une maturation démocratique de notre peuple, s’il n’avait pas été arrêté par la Libération survenue précocement.

 Toutes les révolutions des 400 ou 500 dernières années, dont les dirigeants avaient voulu instaurer un régime social plus juste, se sont soldées par des dictatures. C’est un processus naturel. La révolution vient bousculer les vieilles structures sociales pour en construire de nouvelles. Mais détruire est aisé et rapide, alors que la construction se fait lentement et péniblement. Les foules enthousiasmées auxquelles on avait promis un paradis sur terre sont promptes à déchanter en constatant que leur situation a en fait empiré. Par conséquent, les dirigeants révolutionnaires sont confronté à un dilemme : soit abandonner la partie, soit user de contrainte envers les gens (qui jugent – ce en quoi ils n’ont pas tout à fait à tort – la qualité du régime social selon qu’ils peuvent ou non manger à leur faim) pour qu’ils bâtissent le paradis en question. Certaines dictatures ont été de courte durée (la dictature jacobine n’a duré que 3 ou 4 ans), d’autres – en fonction du degré d’évolution de la société – ont eu la vie dure (70 ans, en URSS). De même, il est tout aussi naturel que les révolutions se terminent par la restauration du régime qu’elles avaient remplacé. Après Cromwell, Charles II. Après Robespierre, Napoléon Bonaparte, suivi à son tour par Charles X et Louis XVIII. Après la révolution de Juillet, Louis-Philippe, le roi citoyen. Après celle de 1848, Napoléon III. Il y a eu, après Staline, un processus lent de libéralisation, accéléré pour des raisons économiques, qui a abouti à la restauration de la politique stalinienne (le néo-stalinisme). Il n’est pas exclu que dans un avenir proche apparaisse une nouvelle dictature à l’idéologie (mixte) incertaine. Dans les autres pays communistes, des processus similaires ont conduit à des résultats analogues.

Dans nos pays, ces processus se sont effectués à la suite de « révolutions de velours ». Une partie de l’opinion (même chez nous) était préparée aux changements. L’exemple des démocraties occidentales prospères était tentant. Il avait l’air de promettre à nos peuples passablement éprouvés par la pénurie de biens matériels et spirituels, par la répression des libertés fondamentales, qu’il suffirait de 2 ou 3 ans pour accéder à une prospérité de type occidental. Pour ce faire, on comptait sur la libération de l’initiative privée et sur l’aide promise par les pays occidentaux.

Après l’échec du marxisme – qui représente un construit théorique presque parfait, desservi malheureusement par le mépris tout aussi parfait pour le facteur humain dont dépend la réalisation dudit construit –, la méconnaissance du facteur humain (les besoins des hommes, leurs habitudes et les traits acquis au cours des 50 années de passé communiste) devait ruiner les espoirs de vie aisée. Au nombre des raisons de cet échec, il faut compter ce que j’ai mentionné plus haut : la mauvaise connaissance de l’esprit de la démocratie réelle. Dès lors, il n’est pas étonnant que la majorité des gens entendent la démocratie comme une liberté débridée, parfois transgressant la loi, et l’initiative privée – comme la possibilité de faire du business souvent à la limite de la légalité ; tant et si bien que les gens ordinaires en sont venus à regretter le passé récent où ils étaient relativement égaux, ne fût-ce que dans la pauvreté, mais où ils avaient au moins une certaine sécurité dans leur vie de tous les jours.

Cette nostalgie tout à fait compréhensible nous a amenés aux résultats des dernières élections (Il s’agit de la victoire électorale du PSB (Parti socialiste bulgare, l’ancien Parti communiste bulgare [NDT]). Le même processus s’est reproduit dans les autres pays ex-communistes (à l’exception de la République Tchèque) pour des raisons similaires : La Pologne avait vécu, après 1922 et jusqu’en 1935, sous le régime dictatorial du maréchal Pilsudski, la Hongrie, sous celui de l’amiral Horthy (de 1920 à 1944), la Roumanie, enfin, avait vécu d’abord sous la dictature du roi, ensuite sous celle d’un régime fasciste. De toute évidence, dans ces pays, aussi, l’idée de société démocratique allait de pair avec celle de liberté illimitée. De là, la désaffection des gens ordinaires pour les « nouveautés », suivie d’une sorte de « contre-restauration ». Cependant, les partis socialistes qui ont accédé au pouvoir se sont empressés d’adopter avec une ferveur sincère ou feinte certains éléments du système d’économie de marché nouvellement établi, c’est-à-dire de la société capitaliste. Ce ne serait pas une mauvaise chose, au contraire. Seulement, d’après un sondage publié récemment dans un quotidien, la majorité de la population fait passer le pain avant la liberté, quand les gens constatent que le pain vient à manquer et que la liberté rencontre des entraves de toute sorte. Tout cela fait craindre que lors d’élections à venir l’opinion ne mette le cap sur de « nouveaux horizons politiques », c’est-à-dire ne prolonge l’instabilité, ce qui veut dire que l’instauration de la démocratie chez nous demeurera aussi inaccessible que la ligne d’horizon. Pour parler concrètement, dans notre société, une minorité de 5 ou 6% des gens avec environ 10% d’affidés posséderaient les richesses. Le reste de la population serait réduit à vivre à la limite de la pauvreté, n’aurait pas le loisir de réfléchir sur des idéalités telles que « démocratie » et « liberté ». Perspective rebutante mais bien probable. Pour éviter cet état de choses, il ne serait pas étonnant que le parti au pouvoir (il s’agit du Parti socialiste [N.D.L.R.]) se décide à passer progressivement à une dictature « parlementaire » plus ou moins déguisée, ce qui ne serait pas si tragique à condition que les personnes qui l’exercent soient d’une probité irréprochable.

Je suis fermement convaincu que la démocratie réelle peut être établie dans une société si et seulement si l’immense majorité des gens vivent sans s’inquiéter du lendemain, sûrs de pouvoir subvenir à leurs besoins.Pour conclure, on ne peut parler de démocratie réelle chez nous. On peut dire, tout au plus, que nous n’en sommes qu’au tout début. Le chemin de la démocratie est ardu et il faudra plusieurs années pour arriver à son terme, années de semi-dictatures, de semi-restaurations, de restaurations suivies d’autres restaurations, jusqu’à ce que mûrisse l’idée que si les gens désirent vivre en démocratie, il leur faut bien prendre conscience que :

1) Le capital usuraire doit céder le pas au capital productif ;

2) Si l’on veut vivre en démocratie, il faut bien comprendre que pour être libre dans la société, il faut se départir d’une parcelle de sa liberté en faveur de la société ;

3) Si l’on veut vivre dans un pays réellement démocratique, les nantis doivent sacrifier, ne serait-ce qu’en partie, leur égoïsme au profit des autres.

On verra l’avènement de la liberté réelle et du bien-être relatif lorsque tout un chacun aura compris que nous ne pouvons être libres et vivre dans l’aisance que si les autres peuvent jouir de la même liberté et bénéficier de la même aisance. Et cela, en l’état actuel des choses, risque d’être très long à atteindre. Mais si toutes les personnalités en mesure de la faire n’usaient pas de leur ascendant sur les autres pour les influencer en ce sens, nous serions condamnés à tourner dans le cercle vicieux des semi-dictatures et de la quasi-démocratie jusqu’à l’épuisement total des forces vitales et de la longanimité de notre peuple.

L’établissement d’une société démocratique, qui est notre but à atteindre, demande le rassemblement de tous les hommes de bonne volonté. Il s’agit de la mise en place d’une opinion publique objective dont personne – ni politiciens, ni capitalistes – ne saurait ignorer l’autorité. Et si cela devenait une pratique en vogue, pour les forts, de se dessaisir du superflu et de respecter la liberté, même des plus humbles ? Comme Périclès l’avait expliqué, il y 25 siècles.

 

 

journal La Démocratie, № 100, le 26 avril 2002