Stéphane Guetchev l’Européen
Prof. Laure Troubetzkoy (La Sorbonne, Paris)
Texte présenté à la conférence nationale « L’oeuvre de Stéphane Guetchev – nouvelle dimension de la littérature bulgare », organisée le 28 juin 2001 par l’Institut de littérature auprès de l’Académie bulgare des sciences et par la Bibliothèque nationale « St. St. Cyrille et Méthode ».
À Paris, où j’ai fait sa connaissance au début des années 70, Stéphane Guetchev était comme chez lui, de même qu’il était comme chez lui dans la langue et dans la culture françaises. Cette familiarité remontait au temps de son enfance, à cette année d’études qu’il avait faite au prestigieux lycée Louis le Grand, en plein Quartier Latin. Elle était restée intacte au fil du temps, toujours renouvelée. C’est peu de dire que Stéphane Guetchev parlait bien le français – la culture française vivait dans ses paroles pleines d’humour, de finesse, émaillées de citations plus ou moins parodiques, de jeux de mots, le tout avec un naturel et un brio qui excluaient tout pédantisme. Naturellement curieux des êtres et des choses, il portait sur eux le regard de l’artiste qui sait voir les détails. Aussi le récit de ses promenades dans les rues était-il aussi passionnant que ses souvenirs du Mont Athos ou que ses réflexions sur la lumière chez les Impressionistes et dans la physique moderne. Dans un de ses poèmes, intitulé « Des choses insignifiantes », il écrit que devant les murs de Troie, tandis que luttaient Hector et Achille et que tous les observaient, seul Ulysse vit s’avancer « un petit cheval de bois, bariolé, sur ses roulettes »: lui seul « faisait attention aux choses insignifiantes ». À sa façon, Stéphane Guetchev était Ulysse à Paris, celui qui voyait les choses apparemment insignifiantes. Et comme Ulysse, il avait beaucoup voyagé et savait faire vivre le monde dans ses récits.
Dans les années 70, au fil de nos rencontres, tantôt à Paris, tantôt à Sofia, son œuvre se confondait pour moi avec sa personne, portée qu’elle était par sa voix en français. C’est ainsi que j’ai tout d’abord découvert les poèmes du recueil Belejnik, comme s’il venait de les écrire à la table d’un café parisien – le premier que j’ai entendu était celui du papillon jaune dans la cathédrale noire. Ces poèmes courts passaient admirablement en français, tout en restant parfaitement originaux. Dans un autre registre, « Bâté Stéphane », comme il aimait comme l’appelle, racontait parfois certaines de ses nouvelles, notamment le Condamné du seigneur. Il était un conteur né, sachant admirablement ménager ses effets tout en gardant le ton intime de la causerie, et l’on sentait jusque dans sa façon de parler comment la tradition du conte romantique se mêlait dans ces textes à l’étrangeté moderne du siècle de Kafka .
Par la suite passa au premier plan la double entreprise qui lui tenait tant à cœur: sa traduction des Chants de Maldoror de Lautréamont et son anthologie des Surréalistes français. L’une et l’autre représentèrent un énorme travail, qui était alors comme une bouteille à la mer, un pari sur l’avenir, apparemment irréaliste, mais finalement gagnant. Le « vieil océan aux vagues de cristal » était prêt à rouler son ressac à Sofia, avec toutes les strates de la culture française qu’il charriait dans le texte original, car Stéphane Guetchev était particulièrement sensible à ce formidable amalgame de rhétorique classique, d’emphase romantique, de cruauté naturaliste et d’humour noir que représente le texte de Lautréamont, amalgame qu’il s’est attaché à rendre en bulgare, comme il s’en explique dans sa préface, refusant d’homogénéiser et d’aplatir le texte.
Mais pourquoi Lautréamont? Ce choix était étroitement lié à l’autre grande entreprise, l’anthologie des Surréalistes, qui avaient redécouvert les Chants de Maldoror et considéraient leur auteur comme un précurseur. Ainsi se dessinait toute une continuité, celle de la poésie française moderne, dont Stéphane Guetchev a donné dans son ouvrage un admirable panorama. Son anthologie ne se borne pas en effet à offrir des d’échantillons d’une école poétique qui joua en France un rôle de premier plan dans les années 20 et 30. En y présentant aussi bien ceux que les Surréalistes considéraient comme leurs devanciers que ceux pour qui le surréalisme ne représenta qu’une étape, il met en évidence la filiation profonde qui existe entre les héritiers du romantisme (Nerval, Mallarmé, Lautréamont, Rimbaud) et des poètes contemporains aussi différents que Prévert, Desnos ou René Char.
Cette familiarité avec la poésie française perçue dans sa continuité se retrouvait dans ses propos, dans ses conversations, dans ses références favorites. Il s’en dégageait une vision particulière de notre culture, vision non pas décalée, mais comme décantée, débarassée des effets de mode, des enjeux extralittéraires, des querelles de chapelles, et qui faisait ressortir la dimension proprement littéraire, celle de la liberté du Verbe. À ma génération née dans les années d’après-guerre et encline à concevoir la modernité comme une succession de ruptures plus ou moins violentes, le créateur du papillon jaune dans la cathédrale ou de la grande fleur blanche parlant avec le vent, apportait de Sofia une autre sensibilité, vouant une égale admiration aux somptueuses imprécations de Lautréamont et aux vitraux de la cathédrale de Chartres. C’était un sentiment de la modernité perçue non comme un mouvement de rupture, mais comme un potentiel de liberté poétique à sauvegarder.
Il apportait aussi avec lui le souvenir vivant d’un autre espace, celui de l’Europe d’avant-guerre, où Sofia, Athènes, Varsovie, Bratislava, villes où il avait vécu et qu’il avait aimées, faisaient partie d’une même entité culturelle, celle où justement avait essaimé le surréalisme. Nous ne savions pas encore que ce souvenir était porteur d’une promesse, et que sa fidélité à l’ancienne identité européenne faisait de lui un homme de l’avenir.
André Breton, le chef de file des surréalistes français, disait que ce qui l’intéressait n’était pas l’air du temps (les modes éphémères), mais l’or du temps, c’est à dire son essence poétique. Stéphane Guetchev, dont la poésie est traversée par le thème de l’alchimie, n’aurait pas renié cette formule. Malgré son admiration pour Lautréamont, il n’a pas repris à son compte le rhétorique parodique de l’auteur de Maldoror, mais a choisi la voie d’une concision parfois proche du haïku japonais, d’où certains de ses rejets. Un jour que je lui parlais de Saint-John Perse, il a pris un air dubitatif et a dit:
« Saint-John Perse écrit d’une façon compliquée sur des choses simples. Moi, je préfère l’inverse. »
En effet, l’univers poétique de Stéphane Guetchev est composé d’objets simples et familiers, même lorsqu’il décrit un tableau, comme celui de Brueghel l’ancien où le Christ en gloire voisine avec un gros poisson coiffé d’un chapeau, ou lorsqu’il met en scène des anges et des diables (ce sont en général les mêmes, à différents moments). Mais cette simplicité est pleine d’une inquiétante étrangeté, comme le poème en prose « Trouble » , qui dépeint trois aveugles dans un cimetière, d’un humour malicieux, comme dans « Opale », ou d’une profondeur mystérieuse, comme celle du rubis avec lequel
» le Diable avait acheté
à Faust – l’alchimiste vieux et sage –
un seul instant
de douce mort. »
D’un tel réseau d’images naît l’expression dense et pudique de la complexité et de la fragilité de l’homme. L’image est l’expression même du mystère, qu’elle suggère tout en interdisant de chercher à en lever le voile, comme dans ce petit poème intitulé précisément « Mystère », qui allie l’exploration de l’irrationnel à un laconisme qui laisse subsister l’énigme:
Je suis remonté de mon rêve
en tenant avec mes deux doigts
trois aiguilles fraîches de sapin.
La lune venait de se lever.
Ce mystère, cette exploration de l’irrationnel viennent de Nerval, le romantique précurseur des surréalistes, dont je voudrais citer un poème pour terminer – non pas le célèbre « El Dedichado », dont la lecture avait ébloui Stéphane Guetchev alors qu’il était encore collégien à Plovdiv, dans cette Europe qui s’étendait « de l’Atlantique à Varna », mais un autre, intitulé « Fantaisie », qu’il récitait volontiers lors de ses séjours à Paris.
Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très-vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets!
Or chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit…
C’est sous Louis treize; et je crois voir s’entendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit.
Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs;
Puis une dame à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que dans une autre existence peut-être,
J’ai déjà vue… et dont je me souviens!